Les Petits Ramoneurs

En 1900, la France ne connaît familièrement la Savoie - avec ses vallées profondes, humides et improductives - rattachée à la France depuis juste quarante ans (malgré l'hostilité d'une partie de la classe politique qui voyait d'un mauvais oeil ces parias Savoyards accéder à la nationalité française) que par ses émigrants et toutes les mauvaises pages consacrées aux petits ramoneurs.
Ces petits ramoneurs savoyards qui, la misère aidant et afin de fuir la pauvreté des familles nombreuses se rassemblent en bandes et quittent leurs montagnes, pour parcourir les chemins d'Europe, de Milan à Bordeaux, de Paris à Hambourg, d'Amsterdam à Munich, pour aller ramoner les cheminées dans les villes.
En route ils chantent, le baluchon au dos et la vielle à la main. Ils chantent leur errance dans une langue et un argot de métier, métissés d'allemand, de savoyard et de français :

" J'ai quitté la montagne
Où jadis je naquis
Pour courir la campagne
Et venir à Paris.
Ich komme schon durch manches Land
(J'ai traversé bien des pays )
Un immer was zu essen fand.
(Et toujours trouvé à manger)
Quoique nos habits soient sales;
Nous ne laissons pas d'aimer
Ce sont les feux de nos flammes
Qui nous les ont enfumés...
"


En effet les ramoneurs avaient une langue bien à eux, ou plus précisément un argot qu’ils employaient au cours de leurs migrations saisonnières et qu’eux seuls comprenaient.
Les termes de jargon ou argot sont quelque peu galvaudés dans leur acception populaire, ils qualifient un type d’idiome de formation, de nature et d’emploi tout particulier dont le bénéfice est le fait qu’ils sont incompréhensibles du non-initié, donc intelligibles que par un nombre restreint de personnes appartenant à un groupe social, comme le tarastiu des ramoneurs. Nous avons relativement peu de documentation à son sujet, on peut préciser que le tarastiu n’est pas un argot français, les ramoneurs savoyards qui l’employaient n’étaient pas francophones de naissance, mais avaient pour langue les différents patois de leurs villages respectifs - en Savoie ceux-ci appartiennent tous à la langue francoprovençale qui constitue avec les langues d’oc et d’oïl, le troisième domaine linguistique gallo-romain du territoire français. Chaque vallée avait sa forme de tarastiu qui se démarquait des autres tant au niveau phonétique qu’au niveau lexical.
Le trésor linguistique des faria (ramoneurs) est estimé à environ cinq cents mots. L’origine des mots se perd dans l’histoire de ces migrants, il serait vain de s’obstiner à chercher l’étymologie de tous les mots du patois des ramoneurs car celle-ci est tirée du vécu quotidien de cette caste.
Le simple fait d’utiliser un code secret d’une part resserre la connivence entre ceux qui le connaissent, et inversement par l’incompréhension entretient une distance avec les autres. "Qu’importe que vous ne me compreniez pas, nous ne sommes que de passage !... "

Le petit ramoneur est devenu l'emblème joyeux et coquin des Pays de Savoie.

ET POURTANT :

La belle saison - c'est une façon de parler - leurs parents les louent à des paysans à peine plus fortunés qu'eux. Ils sont bergers, valets de ferme, coupent du bois à longueur de journée pour les fabriquants de charbon de bois. S'ils restent chez eux, c'est pour aider au travail de la terre particulièrement pénible en ces régions montagneuses.
Mais avec les premières neige d'octobre, un frémissement de joie et d'impatience agite les petits savoyards, qui se regroupent par centaines sur les places des villages et se préparent pour la grande migration...
En effet, quand arrive la mauvaise saison et que tout travail est rendu impossible dans la vallée de la Maurienne, c'est à des maîtres ramoneurs cette fois que les parents louent leurs enfants. Le ramonage est mal payé, contre un modeste pécule qu'ils ne toucheront qu'à leur retour, parfois simplement en échange d'une paire de chaussures neuves, les enfants s'en vont pour six mois sur les routes ramoner les cheminées.
Départ le jour de la Saint-Gras et retour l’année suivante, à la belle saison. Dès 6 ans, les enfants sillonnaient à pied les routes de France, avec le maître ramoneur qui les a enrôlés...

Cheminées qui se ramonent avec un hérisson, mais plus souvent de l'intérieur, où l'on grimpe à la force des genoux et des coudes, et que l'on nettoie à l'aide d'une raclette, le bonnet de laine rabattu sur le nez et la bouche pour ne pas étouffer. Pour les conduits les plus étroits, il n'est pas rare qu'on fasse appel à des enfants de moins de six ans.Ils ramonaient mais ils pouvaient aussi grimper à l’intérieur du conduit de cheminée pour la racler. En arrivant en haut, ils criaient « Haut en bas ! ». Une échelle de 2 mètres leur permettait d’accéder à l'ouverture en bas de la cheminée. La suie, récupérée dans des sacs, était revendue à des usines.

Le maître ramoneur imposait 14 heures de travail par jour toute la semaine. S’ils voulaient aller à la messe le dimanche, ils devaient en acheter ce droit à leur patron. Les maîtres ramoneurs étaient, la plupart du temps, d’anciens ramoneurs trop grands pour grimper dans les cheminées et se trouvaient responsables d’une équipe de 3 à 6 enfants, appelés « Farias ». Tous travaillaient pour un patron.

Petits ramoneurs savoyards

L’argent récolté, était récupéré intégralement par le maître ramoneur. Et souvent, il battait les enfants pour prendre aussi leurs pourboires. Il était chargé de fournir des vêtements neufs, de leur donner un logement, une paire de chaussures et le matériel de travail. Quand ils rentraient, en mai, le maître reversait aux familles une somme d'argent, équivalente au prix d’un veau.

Malheureusement, il arrivait que les petits ramoneurs meurent de froid ou la tête fracassée lors d'une chute. Fréquemment, ils contractaient des maladies respiratoires et devenaient allergiques ou aveugles à cause de la suie.

Ces enfants sont des enfants-esclaves. Il n'empêche. C'est l'âme vaillante, et le coeur empli d'espoir que les petits ramoneurs Savoyards partent en croisade vers la France. Et parfois plus loin, jusqu'en Belgique, en Allemagne; quand la concurrence acharnée que leur livrent les petits ramoneurs du Piémont et d'Auvergne leur ôte le pain de la bouche. C'est à dire la suie.
Le travail est dur. Les maîtres intraitables.
Sur la route ils sont soumis à mille tracasseries administratives : interdiction de mendier en jouant les saltimbanques, quand ils ne trouvent pas de travail; interdiction de dormir dans les lieux publics, etc. Quelques uns ne survivent pas aux privations.
Pourtant chaque année ils attendent l'arrivée des premières neiges pour s'envoler à nouveau vers la France.
C'est que la route a sa magie. Rien n'est plus fort que l'appel du voyage, une fois qu'on y a goûté. Rien n'est plus fort que le rêve.
Ils sont courageux ces enfants qui marchent pieds-nus sur le bas côté des routes pour économiser leurs chaussures, et parcourent des étapes de 40 à 50 km par jour. Ils sont gais quand ils chantent leurs chansons entraînantes au son du pipeau et de la vielle. Ils sont tristes aussi quand ils pensent à leur mère restée au pays. Ils sont tout simplement beaux, ces petits ramoneurs savoyards.

Pour finir, les lois françaises de 1874 et de 1892, relatives à l’emploi des enfants, découragèrent les maîtres ramoneurs à employer tous ces pauvres enfants en bas âge et les obligèrent à changer leurs méthodes de travail.

Avec eux ont disparu ces migrations savoyardes, qui néanmoins survécurent quelques temps encore de l’autre côté des Alpes, chez nos voisins Piémontais.





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